Rencontre avec Mario Cyr,cinéaste des profondeurs et expert maritime pendant le tournage du film «Les loups»
Par Philippe Lavalette CSC
Article publié dans le «QuiFaitQuoi» Juin 2013
Mario, tu fais partie du petit groupe restreint des plongeurs-cameramen sollicités dans le monde par des réseaux tels que National Geographic, Discovery, NHK, BBC, Galatée films (Paris) et d’autres. Avez-vous une spécialité ?
Il y a très peu de plongeurs d’expérience en eaux froides. La plupart des plongeurs sont habitués aux eaux chaudes des Tropiques ou de l’océan Indien pour ne citer que ces régions-là . En Arctique, ils ne tiennent guère plus d’une heure. Avec mon expérience et mon habitude de l’eau froide, je peux plonger jusqu’à huit heures par jour. Par ailleurs, à force de nager en eaux froides, j’ai développé une bonne connaissance du comportement animal d’espèces telles que le phoque du Groënland, le morse ou l’ours polaire. Je deviens spécialisé à force de pratique et je sais comment filmer un troupeau de morses par exemple. Le morse est peut-être le plus dangereux parce qu’il avance comme un bulldozer surtout quand il y a des bébés. La mère le protège mais c’est surtout la mamie (une cousine ou une sœur de la maman) qui est extrêmement dangereuse et agressive. Si vous êtes devant un tel troupeau, bonne chance ! Je cherche alors une roche qui pourra me protéger et je me recroqueville quand le troupeau avance. Il faut des années de pratique pour arriver à ces réflexes-là.
Il y a une séquence particulièrement impressionnante dans laquelle tu sembles nager cote à cote avec un ours polaire. C’est assez risqué non ?
Oui et non. L’ours est LE prédateur impitoyable des phoques mais dans l’eau, je l’ai souvent vu nager au milieu d’un troupeau sans que ceux-ci soient le moindrement effrayés. J’en ai conclu qu’ils ne sont jamais attaqués sous la surface de l’eau. Sans doute parce que l’ours se sert tout simplement de ses pattes pour nager et qu’il ne saurait que faire d’une proie, tout occupé qu’il est à se mouvoir. Peu à peu, je me suis rapproché des ours et j’ai fini par nager à leurs côtés. Ceci dit, l’ours polaire peut attaquer si vous êtes un peu en profondeur par rapport à lui. Il faut alors descendre rapidement plus bas, sachant qu’il n’ira guère plus loin que 10m quand nous sommes équipés pour descendre jusqu’à 30m. Il faut être sur le qui-vive bien sûr. J’ai déjà eu une épaule disloquée par un morse. Des morsures de phoques aussi. Mais si on est à l’écoute, on pourra capter le signal clair que l’animal va toujours envoyer avant d’attaquer. Il va gronder par exemple. Il y a encore moins de vingt ans, on descendait dans des cages d’acier ! On filmait les requins comme ça. Cette période est bien terminée et le cinéma animalier sous-marin a beaucoup évolué. Je filme avec les animaux. J’ai développé ma manière. Je leur parle et je suis sûr qu’ils m’entendent. Avec les bélugas par exemple, je m’attache sur le corps des rubans blancs. Ils sont très curieux et viennent très proches de moi. Leur intelligence est bien supérieure à ce qu’on imagine et ils ont, eux aussi, une expérience de vie. Ils savent que la terre se réchauffe. Ils en ont vu de toutes sortes ! Nous avons par exemple filmé une baleine boréale qui avait 170 ans ! On a retrouvé dans son flanc un silex de chasseur inuit tels qu’il n’en existe plus depuis bien longtemps. Ça a intrigué les biologistes et après une analyse au carbone 14, on a découvert l’âge de la baleine. On pense que cette espèce peut vivre jusqu’à 200 ans. Alors imaginez son expérience, sachant qu’elle est peut-être née au 19ème siècle !
Comment se décide une prise de vues ?
Ça peut se décider dans un bureau. En Europe ou aux Etats-Unis, on me demande parfois des choses impossibles. Par exemple, suivre un troupeau de bélugas puis, dans le même plan, tourner la caméra vers un narval ! C’est surréaliste parce que toutes les espèces définissent entre elles des territoires précis qui ne se mélangent pas. Et puis le narval est particulièrement farouche et très difficile à filmer. Il faut beaucoup de patience et accepter de rester trois semaines dans un camp assez précaire pour un seul plan quand il n’y pas grand chose d’autre à faire et qu’on ne prend pas une douche tous les jours! J’ai eu comme ça une demande pour filmer sous la surface de l’eau un orignal qui mange. On parle ici de très peu de profondeur et l’orignal, comme on sait, n’est pas facile à approcher, on oublie donc la bonbonne d’air comprimé et les bulles qu’elle provoque. Après plusieurs tentatives, j’ai choisi de prendre la forme d’un tronc couvert de feuilles. L’animal a été filmé parfaitement – après trois semaines d’observations – puis s’est approché de moi et a commencé à brouter les fausses feuilles de mon camouflage !
Sur le tournage du film «les Loups» de Sophie Deraspe, tourné aux îles de la Madeleine, vous étiez expert maritime chargé de contrôler le mouvement des bateaux et la chasse aux phoques. En quoi un tournage de fiction est-il différent ?
Ce n’est pas ma première expérience. J’ai eu le même rôle sur «La peur de l’eau» de Gabriel Pelletier par exemple. En fiction, je suis surpris par la division des tâches. Si je donne un coup de main à l’assistant-caméra par exemple, ce n’est pas toujours une bonne chose quand c’est exactement le contraire sur un film documentaire. Là, malgré un équipement très sophistiqué (Je tourne parfois en Imax 3D – et la caméra dépasse le million de dollars), nous sommes 5 ou 6 dont deux Inuits, et chacun participe à peu près à tout (nourriture, montage des campements, etc).
En quoi les Inuits sont-ils précieux sur tes tournages ?
Ils savent. Par exemple que la tempête s’en vient et qu’il faut déplacer le campement d’un kilomètre dans telle direction. Nous ne discutons pas parce qu’ils ont très souvent raison et que leurs décisions nous ont déjà sauvé la vie. Ils ont accumulé une connaissance ancestrale. J’ai vu un inuit jeter une pierre noire au fond de l’embarcation avant de partir. J’ai pensé qu’il voulait peut-être s’en servir pour affûter son couteau comme le faisaient nos grands-parents. Arrivé à destination, il a pris son caillou et l’a jeté sur la banquise. Le geste était assez curieux. J’ai compris son geste quelques instants avant le départ, quand nous avions filmé ce que nous voulions : le soleil avait suffisamment touché le caillou noir pour qu’il chauffe la glace et offre ainsi une petite cavité d’eau. Le guide inuit y a étanché sa soif !!
J’ai vu, de la même façon, un guide emporter dans les bagages un amas d’os de caribou fraichement tué. Comme l’espace est toujours compté, je lui ai demandé ce qu’il voulait faire avec. Il m’a répondu «emergency food». En effet, en cas de survie, l’os contient de la moelle épinière dont la densité en protéines est suffisante pour tenir trois semaines !
En tant que Madelinot, tu as une version particulière pour expliquer l’origine géologique des îles …
La version courte est la suivante : à l’origine de la Terre, bien après que la planète soit sortie du magma, un seul continent existe qu’on appelle la pangée. Cette masse terrestre est assaillie de toutes parts par d’immenses tempêtes. Au centre de la pangée, au niveau de l’équateur, existe alors un immense cratère probablement plus profond que l’Everest actuel. L’eau de mer va s’y nicher. Puis quelques années passent – disons quelques centaines de millions – l’atmosphère se réchauffe, l’eau de mer s’évapore et laisse le sel ; la pangée se disloque et c’est la dérive des continents. Le volcan qui s’est rempli de sel fait alors surface : nous sommes aux îles de la Madeleine. C’est le nombril géologique du Monde et c’est là que mes ancêtres acadiens choisiront de s’établir plusieurs centaines de millions d’années plus tard vers 1770, après la déportation.
Tu donnes des conférences dans les écoles primaires et secondaires. Quelles questions reviennent le plus souvent ?
D’abord, les jeunes sont très informés. Un secondaire 2 d’aujourd’hui a un niveau de connaissances comparable à un secondaire 5 d’autrefois ! C’est très surprenant et ça dément bien des clichés !
J’ai parfois des questions étonnantes, comme celle de ce jeune garçon qui n’avait guère plus de 10 ans et qui m’a demandé, après bien des hésitations, si l’homosexualité existait aussi dans le monde animal ! La réponse est oui, bien sûr, comme pour l’espèce humaine.
Remerciements : Maxime Gagnon.
Note : le caisson étanche «Rouge» utilisé par Mario Cyr sur le tournage «les Loups» est un produit de la firme Amphibico (Aquatica) basée à Montréal. C’est un boitier conçu pour l’Epic Red mais la gamme proposée couvre l’essentiel des caméras utilisées en eaux profondes.