COUP DE COEUR RENAUD-BRAY
Ciné-Bulles : Après un parcours foisonnant, on ne soupçonnait pas le réel talent d’écriture de Lavalette qui puise sa finesse à même un regard affûté sur nos contemporains et sur l’environnement qui les a vus naître . Lavalette se dévoile furieusement curieux et rigoureux, d’une poésie toute simple qui se nourrit des accidents heureux, qui se pose en témoin de l’Homme en tant qu’acteur du monde. Une lecture tout simplement savoureuse. (Nicolas Gendron).
Voir : Philippe Lavalette raconte «tout ce qui ne se retrouve pas à l’écran», anecdotes et réflexions issues du métier et surtout de la sensibilité de Lavalette à la beauté du monde.
Le Devoir : un regard pétri d’intelligence posé sur la différence et un amour indéfectible de l’authenticité, de la fragilité et de la vérité (Josée Blanchette).
La Presse: Le directeur photo, dans un tournage, occupe un siège privilégié. C’est par son oeil que nous est offert le monde. C’est dans sa tête que se définissent les êtres et les lieux, la distance entre la réalité et ce qu’il en restera à l’écran. Avec ce narrateur humaniste, on côtoie la misère, le danger, la bêtise, mais la beauté et la bonté aussi. Un beau condensé de cinéma-vérité où la vérité du cinéma n’est pas un obstacle à la vie (Mario Cloutier).
EXTRAITS
La tombe de Nanouk
Pendant le tournage de Justice blanche, j’ai entendu parler de la tombe de Nanouk, le personnage principal du fameux film de Flaherty, Nanouk of the North, devenu au fil du temps une des références emblématiques du cinéma documentaire. La dépouille de Nanouk reposerait aux alentours du village de Puvirnituq, au-delà des immenses bancs de neige qui rappellent les dunes du désert. Comme il n’y a plus rien à tourner, que le maestro s’est réfugié dans sa chambre et que les musiciens sont en pause, c’est le moment parfait pour enquêter.
Bettina se joint à moi. Elle veut une photo de la tombe pour le journal allemand dans lequel elle écrit une chronique régulière.
Le lecteur allemand connaît-il le film de Flaherty? A-t-il une quelconque idée de qui était Nanouk, ce chasseur inuit qui vivait là dans les années 20 et qui était capable de nourrir une famille avec un simple harpon? Sait-il qu’à peine trois générations nous séparent de lui? Probablement pas plus que les habitants de Puvirnituq, qui ne réagissent pas à nos questions quand nous essayons de savoir où se trouve la sépulture.
C’est finalement le pilote, croisé par hasard, le fusil en bandoulière, qui nous donne des indications. Il existe en haut du village, sur un petit promontoire, un amoncellement de pierres entouré d’une petite clôture de bois. Là repose «Nanouk of the North» qui a fasciné plusieurs générations de cinéphiles. À Puvirnituq. Sur la baie d’Hudson. Au Québec.
Bettina prend sa photo. Nous rentrons tous les deux un peu songeurs.
Nous sommes restés elle et moi sur un dialogue de sourds à propos du film. Je suis convaincu que nous tournons trop, et j’utilise une boutade pour tenter de lui expliquer ce que je veux dire: «tourner un documentaire, c’est aussi savoir ne pas filmer!» Je veux dire par là que les pauses sont essentielles. Je suis comme un chasseur à l’affût. Il faut pouvoir tendre l’oreille et sentir le moindre frémissement.
Bettina n’en démord pas. Elle tient à tout filmer, de façon un peu boulimique, ce qui finit vite par rendre banal ou anonyme chacun des plans tournés. C’est probablement le monteur qui sera chargé de trier et de trouver les bons relevés du cinéaste-arpenteur dans ce magma d’images accumulées. Le film n’en sera peut- être pas moins bon, mais à quel prix ?
L’avion reprend sa route dès le lendemain matin. Après avoir survolé de très près le cratère du Pingualuit, creusé par une météorite géante il y a quelques millions d’années et dont les eaux seraient les plus pures au monde, nous atterrissons à Aupaluk avant de terminer la tournée à Kuujjuaq, la capitale du Nunavik, où la représentation remporte un vrai petit triomphe.
Au retour à Montréal, sur le tarmac de Dorval, le maestro est descendu le premier. Au pied de la passerelle, il prend le temps de dire un petit mot d’adieu à chacun des passagers. Après une ultime photo d’équipe, il s’engouffre dans sa limousine pour attraper un autre avion prêt à décoller sur la piste voisine : il est attendu le soir même à Seattle pour une répétition.
Les devinettes d’Hubert
Manuel et moi tournons ensemble plusieurs autres films qui nous conduiront jusqu’à Hubert Reeves, conteur d’étoiles. Entre Manuel et le savant, il y aura une complicité immédiate qui reste encore un peu mystérieuse pour moi. Ils échangeront leurs casquettes pour la photo d’équipe. Manuel en couvre-chef breton, Reeves en casquette de base- ball. Comment expliquer cette connivence?
Reeves s’amusera à poser quelques colles mémorables à Manu:
– Manuel, peux-tu me dire quelle est la hauteur exacte, au centimètre près, de l’arbre que tu vois là?
Il s’agissait d’un splendide chêne qui trône au milieu de la ferme carrée du 18e siècle où se retire Reeves quand il écrit ses livres. Nous sommes alors à Malicorne, en Puisaye, une région située à 150 kilomètres de Paris.
– Tu connais ta propre taille de façon exacte, n’est-ce pas? Un mètre 68, dis-tu? Alors, prends ce décamètre, mesure la longueur de ton ombre puis celle de l’arbre. Une simple règle de trois et tu pourras me donner la réponse exacte!
S’amusant du regard interloqué de Manuel, Reeves continue:
– Tu vois ce puits ? Donne-moi sa profondeur. Je vais lâcher un caillou. Mais je vais te rappeler la formule qui permet de la calculer. Il faut d’abord que tu pèses le caillou avec cette petite balance et que tu comptes ensuite combien de secondes vont s’égrener avant le plouf.
Le lendemain, nous tournons une séquence avec Germain, un ami du village qui se passionne pour la préhistoire. La région est très riche en vestiges du néolithique. Il suffit de suivre les tracteurs qui labourent les champs pour récolter des pointes de flèche en silex qui ont servi à l’homme de Cro-Magnon ou de Néandertal, lointain cousin évanoui dans les limbes du temps.
Chats, ruelles et cordes à linge
La saga familiale a donc baigné dans le cinéma. Elle s’est jouée parfois en duo: père-fille et père-fils, mais aussi mère-fille et mère-fils.
Une seule fois, elle s’est jouée sur le mode quatuor pour le film de Manon: Mémoire de chats – Les ruelles, un film d’une grande poésie, à classer dans mes préférés, et dans lequel la complicité a joué pleinement.
Le film chemine en suivant pas à pas un poseur de cordes à linge ou encore un ramasseur de seringues qui sème des graines de cosmos partout où il ramasse une aiguille, car «la nature a horreur du vide», dit-il.
Petites rues secrètes cachées derrière les grandes, les ruelles, c’est l’arrière-pays…Là, la vie déploie son âme, tendre et fauve, libre et vulnérable. La ruelle, c’est le continent à explorer sans boussole, la forêt de bitume où il fait bon se perdre, l’invitation au voyage. C’est la grande avenue des humbles, ceux qui préfèrent l’ombre et la grandeur des jours à la gloire. C’est le fleuve tranquille de ceux qui reviennent de loin. Passagers simples du quotidien, elle les accueille et les protège.
Nous avons travaillé tous les quatre sur le même tournage dans les ruelles de Montréal. Manon conduisant son film, Manu et moi à la caméra, et Anaïs en recherchiste improvisée, écumant en vélo les ruelles proches pour nous avertir des bons coups à venir: une famille turque qui nettoie ses tapis au jet d’eau; un monsieur portugais, réparateur de vélos, sifflotant à merveille de petites musiques teintées d’une profonde nostalgie, ou encore deux dames qui se chicanent à propos de la nourriture distribuée aux oiseaux (pour l’une, «c’est sale » et pour l’autre, « c’est toute sa vie »). Nous suivrons Michel, qui passe d’une poubelle à l’autre, tâtant de sa main experte le contenu des sacs verts pour y chiner, au hasard, une bouteille de parfum Jean-Paul Gaultier dont il tirera un bon prix, précise-t-il. Orphelin de Duplessis, il chante avec une voix profonde le Tantum Ergo en remontant la ruelle, déclenchant les aboiements des chiens au petit matin, se tournant vers la caméra pour remercier les Frères qui lui ont au moins appris à chanter en latin. Nous croisons aussi par hasard Mario, déjà filmé dans Mediterraneo sempre, celui qui est capable de cultiver plusieurs tonnes de tomates dans le jardin de la ruelle. Sa femme est décédée depuis. Nous le filmons les mains agrippées sur sa clôture:
– Si je continue le jardin ? Mais bien sûr ! Sinon je meurs. Il faut continuer.
« Hollywoudge »
Lodz, au cœur de la Pologne, reçoit les directeurs photo du monde entier. Le festival est prestigieux et c’est tout un honneur que d’y être sélectionné. Ça se prononce «woudge», et on le décline naturellement en «Hollywoudge». Comme à L.A., sur l’avenue la plus cossue de la ville, on peut voir les empreintes au sol de ses célèbres visiteurs: Wajda, Polanski, David Lynch, Kieslowski et les nombreux cinéastes devenus célèbres qui ont étudié à quelques rues de là, dans la fameuse école de cinéma, la meilleure du monde dit-on.
Lodz est devenue aussi, au fil du temps, le lieu de rassemblement d’une école de pensée cinématographique. Un carrefour où le cinéma polonais et ses voisins slaves, hongrois et tchèque, se croisent et donnent du monde une interprétation qui n’est pas hollywoodienne. Quelques figures célèbres l’ont bien saisi: Oliver Stone, par exemple, ou encore David Lynch, totalement fasciné par la ville et qui y tourna le film Inland Empire.
Il y règne une lumière froide et grise qui souligne à merveille les cours arrière et les escaliers des immeubles décrépis. Chaque pierre, chaque passage est porteur d’une tragédie des siècles passés : l’esclavage industriel des usines de textile, les vestiges du ghetto juif, la répression et les purges du communisme, le tout jouxtant la richesse insolente des palais d’inspiration vénitienne. Wajda y tourna le célébrissime La terre de la grande promesse.
Je suis là pour Le ring, le long-métrage réalisé par ma fille Anaïs. Le film a déjà été vu à Berlin, mais aussi à Pusan en Corée, à Kiev, à Vladivostok et en beaucoup d’autres contrées. On ne pouvait guère imaginer que cette chronique sans concession, mettant en scène un kid d’Hochelaga-Maisonneuve, ferait ainsi le tour du monde.
Le palais où se tient le festival Cameri- mage est l’ancienne vitrine politique du parti communiste polonais. Il y a là une salle de 1300 places et Le ring doit y être projeté le soir même. Je suis un peu nerveux. Toutes les projections commencent ou s’achèvent par une ovation debout, au moment où le nom du directeur photo apparaît au générique. Rien de moins.
Pour me détendre, je prends une bouffée d’air frais sur le parvis du palais, bravant la petite pluie glaciale de novembre. Je croise Bruno Delbonnel, le directeur photo de Amélie Poulain et des Harry Potter. Il me tend une cigarette, nous faisons connaissance. Nous parlons de «nos» films et du métier. Assez vite, le dialogue a quelque chose d’assez cocasse qui m’amuse. Je fais rapidement le calcul: avec le budget d’un seul Harry Potter – 200 millions de dollars au bas mot – nous pourrions tourner plus de 250 longs-métrages comme Le ring !
Et pourtant nous sommes là, côte à côte, devisant sur le cinéma, le regard tourné vers les toits des anciennes usines de textile, d’où émerge parfois le bulbe doré d’une église orthodoxe.
– Harry Potter, ça doit se tourner sur fond vert, non?
– Pas le choix.
– C’est un peu emmerdant, non?
– Pas moyen de faire autrement, mais je fais ce que je veux. Je gueule et ils écoutent. Je ne veux rien entendre de tous ces ingénieurs techniques qui me gonflent. Je fais comme je veux, point final. J’éclaire. Je mets dix 12 kilowatts en batterie et ils ne font aucun commentaire.
Delbonnel tire une bouffée puis me questionne à son tour.
– Et ton film, c’est quoi ?
– Ça se passe dans un quartier pauvre de Montréal. Il aurait dû être à Cannes, mais c’était trop juste. Il a fait Berlin. C’est ma fille qui l’a réalisé.Regard en coin de Delbonnel. Nouvelle poffe.
– Et c’est comment, tourner avec sa fille ?
J’attendais la question, bien sûr, ce n’est pas la première fois. Mais là, pas besoin d’expliquer le rôle d’un directeur photo.
– Eh bien, c’est comme tourner avec une jeune réalisatrice dont c’est le premier film. Sauf qu’elle peut te demander n’importe quoi. Que tu ne diras jamais non. Que tu peux veiller très tard chaque soir pour passer au crible chacune des scènes du lendemain. Elle dort chez toi et part avec toi à 5 heures du mat. Elle te fait découvrir les bouquins des frères Dardenne quand toi tu lui passes ceux de Bresson. Et on se rejoint comme ça.
– Et sur le plateau?
– C’était ça la plus grande surprise. Je n’imaginais pas une telle maîtrise, surtout pour la direction d’acteurs. Elle a réglé chaque phrase comme on règle un instrument de musique, au quart de ton.
– Ouais… Elle en fera d’autres…
Dans le hall du palais, la sonnerie indique le début de la représentation. Je salue Delbonnel.
Page verso du livre:
Des poissons frugivores attendent qu’une mangue se détache d’un arbre en Amazonie.
Un paysan biélorusse écoute une version traduite du téléroman « Scoop » dans un village en banlieue de Minsk.
Une petite fille lit les lignes de la main dans les montagnes arides de l’Épire.
Philippe Lavalette, directeur photo, nous présente dans la mesure du monde ces étonnantes images.
Le récit que le cinéaste fait de ses nombreuses prises nous amène d’Haïti à Tokyo, en passant par les petites ruelles de Montréal. Tel un arpenteur, il sait mesurer et apprécier l’espace, tracer ou franchir des frontières, se frotter aux courbes de la nature et jauger le temps qui passe. Ses Carnets d’un cinéaste-arpenteur relatent le parcours d’un chorégraphe du réel et ses notes sont semblables à celles d’une pellicule cinématographique : sensibles et lumineuses.
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