entretien avec Agnès Godard

ENTRETIEN AVEC AGNÈS GODARD

article paru dans la revue QFQ avril 2012

 

Dans le cadre d’un volet rétrospectif autour de l’œuvre de Claire Denis, les Rendez-Vous du Cinéma Québécois ont invité  Agnès Godard, directrice photo, à nous entretenir sur sa manière d’aborder le métier et à proposer, du même coup, une «leçon de cinéma».

L’entretien qui suit en résume les grandes lignes.

Par Philippe  Lavalette, CSC

 

Agnès Godard, vous avez signé le cadre et la lumière d’une trentaine de longs-métrages dont onze avec Claire Denis. Comment se construit une relation aussi féconde ?

Juste après avoir terminé l’IDHEC (Ecole des Hautes Etudes Cinématographiques devenue la FEMIS) j’ai réalisé un court métrage, « La lumière sous la porte ». J’avais besoin de conseils pour le casting, pour constituer l’équipe… J’avais croisé Claire Denis quelquefois et j’ai pensé qu’elle était la personne à qui je pouvais m’adresser. Je l’ai fait. J’ai suivi ses conseils, du moins en ce qui concerne l’équipe ; j’avais fait un choix assez déterminé pour le casting lorsque je l’ai rencontrée et son approbation m’a confortée. Elle est venue voir le film lorsqu’il a été terminé. Puis nous nous sommes retrouvées sur «Paris-Texas », elle était assistante de Win Wenders et j’étais assistante caméra de Robby Müller. A la fin du tournage elle m’a demandé si j’accepterais de travailler avec elle si elle faisait un film. Quelques temps plus tard elle mettait en chantier «Chocolat » et voilà !

Nous nous sommes vues souvent, avons passé du temps ensemble, à parler de cinéma, de films, mais nous sommes toujours restées assez pudiques sur nos vies…

C’est autour d’une envie de cinéma que notre rencontre s’est faite puis s’est poursuivie au cours de ce long parcours de 13 films si l’on inclut les courts-métrages.

Peut-être que son écriture me donnait des idées, peut-être que la place d’où je regardais les scènes à tourner lui en donnait, je ne sais pas… Je sais que c’est une rencontre.

À partir de la lecture du scénario, quelle est votre «manière» d’aborder le cadre et la lumière ?

Je lis un scénario en une seule fois. Je laisse reposer et je considère la forme du souvenir que j’en ai. Cela prend des formes, assez souvent abstraites il est vrai, mais j’en déduis la nature des plans que cela me suggère : choix de focales, de mouvements, distance de la caméra…

Ensuite je reprends le scénario à la recherche de mots précis, des adjectifs souvent. C’est le départ de notes résumant ce que cela me suggère. Ces notes me donnent une direction pour l’image : la texture et la  couleur en particulier.

Ensuite, avec les repérages, j’essaie de tenir compte de la nature des lieux, de comprendre pourquoi ils sont choisis, d’en saisir leur singularité et en dernier de voir comment je peux faire un lien avec les déductions précédentes.

Au cours de la période de recherche, partez-vous de références précises ? Films ? Livres ? Tableaux ? Musique ?

Les références varient : photographie, films, musique, littérature…

Le seul film à partir duquel nous avons choisi  une œuvre filmée comme référence est «35 Rhums » avec le cinéaste japonais Ozu.

Nous avons pensé à lui et à ses films pendant toute la préparation et les 3 premiers jours de tournage pour ensuite nous en libérer en quelque sorte : lui rendre hommage plutôt que l’imiter.

Pour «l’Intrus »,  j’ai lu Faulkner essentiellement.

Pour «Trouble Every Day » la référence majeure était le travail du photographe canadien Jeff Wall et sa magistrale manière d’injecter de l’inquiétude dans ses images.

Cette référence a perduré pendant tout le tournage, aidée de quelques mots du scénario qui en disaient long sur l’enjeu. Des mots qui parlaient d’automne, de froidure, de danger, d’aliénation et de mort. Cette référence a été vivace pour chaque plan du film sans exception. C’est du reste le premier film pour lequel j’ai eu le sentiment d’avoir approché au plus près un scénario et la représentation que j’en avais avec l’image, en somme pour lequel j’avais réussi à être totalement directrice photo !

Ce dernier  film explore la libido en tant que maladie. Vous avez tourné des scènes dans lesquelles le désir sexuel est quasiment vécu avec les acteurs. On sent une extrême proximité qui efface la gêne habituelle inhérente à ce type de tournage…

La nature de ces scènes de sexe était assez particulière : il fallait rendre l’idée de fusion, symbolique récurrente de l’amour et l’idée de l’effroi, la mort.

Elles ne pouvaient pas être faites de loin, il fallait éviter le voyeurisme. Le choix a été de les faire de près, très près, pour l’abstraction des corps, être au plus près de la peau pour rejoindre au mieux le côté chimique qui reste assez mystérieux et ne constitue en rien une preuve d’amour mais justement le risque de son contraire s’il l’on va jusque là.

Avec les réserves que cela implique j’avoue que je me suis inspirée de propos de cinéastes animaliers qui racontaient comment ils avaient trouvé la meilleure manière d’apprivoiser leurs « acteurs »… En étant au plus près, ils étaient acceptés et j’ai du reste eu le sentiment en filmant que les images étaient acceptées et seraient acceptables en ce sens qu’elles n’apparaitraient pas comme volées.

Techniquement, j’ai utilisé une caméra légère avec un bras articulé. Le tout sur un Dolly en faisant le point moi-même. Pour une des scènes, j’ai utilisé la petite caméra A-minima mise au point par Aäton et qui permet une extrême légèreté à l’épaule tout en étant en 35mm.

Aimez-vous tourner à l’épaule ?

Oui j’aime beaucoup, avec la Pénélope en particulier.

Ce que j’aime est l’obligation d’être en phase avec ceux que l’on filme, de regarder le centre de l’image, pas le temps de regarder les bords de cadre sinon on perd l’harmonie, et cela fonctionne comme un aimant dans une vision centrale qui rejoint l’idée d’un premier regard.

Vous avez été très proches de deux grandes figures de la lumière, ces deux maîtres que sont Henri Alekan et Sacha Vierny. Pourtant, votre manière d’éclairer est légère, souple, très éloignée de l’armada technique utilisée autrefois par eux. Qu’en diriez-vous ?

C’est une question d’époque. J’ai beaucoup d’admiration pour leur travail et j’ai beaucoup appris d’eux, pas seulement en tant qu’artistes de la lumière mais aussi en tant qu’humains. Il faut se rappeler qu’ils étaient les seuls sur le plateau à savoir précisément ce qui existerait sur la pellicule. Ils travaillaient à des ouvertures de 5,6 ou 8. Le niveau de lumière était très élevé et pourtant toutes les nuances étaient là : ce que Henri Alekan appelait les lumières secondaires ou tertiaires. Il faut lire ou relire «Des lumières et des ombres». C’est  un véritable traité de poésie.

Quant à moi, les techniques ont tellement évoluées dans le sens de la légèreté (pellicules de plus en plus fines et sensibles, objectifs à grande ouverture, caméras mobiles et souples) que mon travail n’est évidemment pas comparable. Qui tourne maintenant à 8 d’ouverture ? Il faut trouver sa manière propre.  Simplement, j’ai toujours essayé de filmer comme je ressentais.

Outre son travail avec Claire Denis,  Agnès Godard a aussi collaboré entre autres avec Agnès Varda  (Jacquot de Nantes), Catherine Corsini (La nouvelle Ève, la répétition), André Téchiné (les égarés),  Ursula Meier (Home, l’enfant d’en haut).

 

 

 

Extrait de la préface de «Des lumières et des ombres»

De Henri Alekan

«Son plus grand ennemi, c’est ce qu’il nomme le «naturalisme», ce mélange d’idéologie et de lâcheté qui finit par faire abandonner toute intervention créatrice au profit d’une prétendue reproduction de la réalité quotidienne. Alekan sait, lu, que le réel est toujours plus étrange, plus beau, plus irréaliste que cette image conventionnelle et sans surprise qu’on cherche à nous imposer. Aussi affirme-t-il avec force sa position délibérée du côté du rêve, de la poésie, du surnaturel, c’est-à-dire de la création d’un merveilleux monde nouveau».

Alain Robe-Grillet

 

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