À propos du mur construit pour «Inch’Allah»
un entretien réalisé par Philippe Lavalette CSC avec André-Lyne Beauparlant, conceptrice visuelle.
article paru dans la revue QFQ février 2012
«Inch’Allah», produit par Micro_scope (Luc Déry et Kim Mc Craw), écrit et réalisé par Anaïs Barbeau-Lavalette, a été tourné à l’automne 2011 en Jordanie. Le film raconte l’histoire de Chloé (Évelyne Brochu), une jeune obstétricienne québécoise qui œuvre dans un camp de réfugiés palestiniens et qui est ainsi confrontée à la guerre au quotidien.
André-Line Beauparlant, qui signe la conception visuelle du film, nous entretient ici des défis qu’elle a rencontrés.
Vous avez signé «Inch’Allah» en tant que conceptrice visuelle. En quoi la conception visuelle est-elle différente de la direction artistique ?
Je lis un scénario et je vois une histoire qui porte sur un conflit que je dois raconter avec des couleurs et des textures. Pour moi c’est un tout, ça inclut nécessairement les costumes, le maquillage et la coiffure, probablement parce que j’ai eu une formation en théâtre. Comment peut-on d’ailleurs les dissocier ? Les chefs de département concernés sont toujours très heureux de partager la recherche que j’ai eu la chance de démarrer bien avant qu’ils ne puissent eux-mêmes s’impliquer dans le film. Je les «bombarde» de photos de références qui ne peuvent qu’enrichir leur propre travail. À mon avis, c’est impossible de faire des films autrement. Il faut une complicité visuelle, il faut tous aller dans la même direction.
Quel est le «moteur» d’une conception visuelle comme celle que vous venez de faire pour «Inch’Allah» ?
D’abord et avant tout l’émotion. C’est ce qui me porte tout au long de mon travail qui s’est échelonné sur six mois entre la recherche et le tournage comme tel et après avoir fait des lectures du scénario des années avant le tournage. Cette émotion-là, je la vis et je dois la transmettre au même titre que l’auteur du script. Elle sera présente au moment des grands chantiers, quand je construis le mur ou le check-point par exemple, mais aussi dans les moindres petits détails qui font un film tels que la couleur d’un foulard ou le dessin d’un graffiti.
En termes plus techniques, je dois aussi être très consciente qu’il faudra «faire» la Palestine en Jordanie et inventer Tel-Aviv et Jérusalem à Amman, ce qui est loin d’être évident. Je vais devoir créer un paysage urbain juif avec, par exemple, des caractères hébraïques et des silhouettes hassidiques, dans une ville fondamentalement arabe. Il y a là un degré de difficulté supplémentaire que je dois très vite appréhender.
Suffit-il d’une lecture de scénario pour cerner l’émotion que vous évoquiez ?
C’est nécessaire mais pas suffisant. Il faut aussi que je comprenne la réalisatrice dans ses moindres intentions. Il faut voir le pays et les gens qui l’habitent. Penser au maquillage en voyant la tête des enfants. Ne pas oublier les animaux présents partout, les ânes par exemple. Il faut voir le mur de séparation avec la réalisatrice et avec les producteurs. Je n’avais aucune idée ce que ça pouvait être. Il faut comprendre ce que signifie cette barrière pour ceux qui vivent là, quel qu’en soit le côté d’ailleurs. Il faut sillonner le pays de long en large. Prendre des milliers de photos (plus de dix mille !), voir des films, lire des tas de livres. Il faut se documenter et être imparable au moment du tournage. Il faut que chaque détail soit vrai. Personnellement, le mur m’a épouvanté. C’est l’émotion de départ dont je parlais. À ce stade-là, on ne parle pas d’argent. On ne sait même pas si l’idée est réalisable et il ne faut d’ailleurs pas se poser cette question ! Est-ce qu’un scénariste pense au coût de la séquence qu’il est en train d’écrire ? Non. Ça viendra plus tard et bien assez vite ! Il y a des moments précieux pendant la recherche où il faut seulement s’occuper des idées, des émotions, des couleurs et du rêve.
Tout de même, au moment de passer à l’acte, il faudra bien savoir ce que cela coûte, non ?
Oui, mais il ne faut pas inverser les enjeux. Ne pas dire : je vais faire 100 mètres de mur parce que c’est l’argent que je décide d’y mettre. J’ai d’abord construit 200 mètres. Je n’étais pas satisfaite. Le mur ne «racontait» pas ce qu’il devait «raconter», il n’était pas assez menaçant. Il n’était presque rien, il ne donnait pas mal au ventre. Les producteurs m’ont appuyé. J’ai ajouté un autre 100 m, et là, le mur devenait vraiment cette terrible cicatrice qui meurtrit le paysage et les gens. Il prenait toute sa dimension tragique, il «racontait» une histoire.
Comment construit-on un mur de 300 m qui semble le frère jumeau du vrai mur ?
Au début, j’ai raisonné comme je l’aurais fait à Montréal. Je pensais à un mur construit en «faux», c’est-à-dire à partir d’une structure en bois recouverte de toile. Très vite, avec mon équipe, cela nous a paru irréalisable. Le mur a huit mètres de haut. Entre le vent et la pluie, il n’aurait pas tenu. Et puis, sur place, les matériaux ne sont pas les mêmes. Les peintres scéniques qui travaillent avec moi ont une tradition basée sur des types de ciment qu’ils ne trouvaient pas en Jordanie. Tout était différent. Bref, l’idée d’un mur en béton – comme le vrai – s’est imposée.
J’ai donc contacté des entreprises jordaniennes. J’ai eu de multiples rendez-vous avec des ingénieurs et des entrepreneurs un peu perplexes de voir une femme – non voilée – leur commander un projet de cette envergure. Sans oublier que nos délais en cinéma sont toujours très courts !
On a procédé par panneau, chacun pesant environ une tonne. Pour 300 m de mur, il nous a fallu 250 panneaux. Si l’on compare au vrai mur, j’ai laissé de côté la base enfouie que nous n’aurions pas vue de toutes façons dans le film et qui aurait coûtée excessivement cher pour rien. Pour compenser la solidité de l’ensemble, j’ai enfoui sous terre le panneau sur deux mètres. Restaient donc six mètres apparents ce qui peut être le cas puisque le vrai mur a des hauteurs variables tout au long des centaines de kilomètres du paysage qu’il divise,730 km pour être précise.
Je n’ai pas fait une reproduction parfaite, mais ça lui ressemble. J’ai ajouté des barbelés, des lampadaires. J’ai imaginé une courbe qui donnerait l’illusion d’un mur sans fin. Et puis nous avons maculé le mur de multiples graffitis, sur la liberté par exemple, empruntés à la recherche mais aussi inventés. J’ai fait ce que porte un peu l’imaginaire du spectateur face à une telle réalité. Ce mur est le plus gros défi que j’ai eu à relever.
Comment ont réagi les habitants autour de vous ?
Le mur a été construit dans la ville d’Amman, dans une sorte de vallée qui est un dépotoir en attendant de devenir un jour une route. Il y a là des bédouins qui vivent dans des tentes. Quand j’ai fait les premiers tests, il y a eu une sorte de panique collective : ils ont pensé que nous construisions ce mur pour séparer les riches des pauvres !
Comment résumeriez-vous votre métier?
Mon métier consiste à faire semblant de faire du documentaire. Ce n’est pas la réalité que je reproduis mais l’illusion d’une certaine réalité, celle du scénario. C’est un parti pris, un angle qui n’appartient qu’au film, c’est la vérité du film… C’est ça mon métier : traduire des émotions en couleur avec des espaces et des objets, mais ce n’est surtout pas la vérité, c’est même beaucoup de mensonges.