SERGE ET GEOFFROY : UNE CHARADE FAMILIALE (article paru dans le QFQ Octobre 2012)
Charade : mon premier, Serge, a eu une carrière impressionnante en qualité de preneur de son. Son travail a accompagné des cinéastes aussi importants que Pierre Perrault et Denys Arcand. Il est le père de mon deuxième, Geoffroy, qui est directeur photo depuis une dizaine d’années. Mon tout est un regard sur cinquante ans de pratique au sein du cinéma québécois. En effet, si l’on considère que le cinéma québécois débute vraiment dans les années soixante, au moment où la production française de l’ONF s’émancipe, deux générations couvrent cette période. C’est le cas des Beauchemin, père et fils, à qui nous avons demandé de nous parler du métier et de ses transformations. Nous avons aussi voulu apprendre comment s’est opéré la transmission d’un savoir au sein d’une même filiation. Un entretien réalisé par Philippe Lavalette, CSC
Parlez-vous «métier» ensemble ?
Serge : oui, beaucoup, mais surtout ce qui concerne l’image, ce qui peut être paradoxal pour un ancien preneur de son ! Du côté de mon ancien métier , ça a moins bougé. Il faut dire que la numérisation du son est apparue bien avant celle de l’image. Geoffroy m’envoie beaucoup d’infos que je fais suivre aux amis tels que Michel Brault, Pierre Mignot et Pierre Letarte. Ça m’intéresse toujours. Bernard Gosselin disait «qu’un caméraman doit savoir écouter tandis qu’un preneur de son doit savoir regarder». Je regarde plus que jamais !
Geoffroy : J’envoie à Serge des scoops comme ce clip où l’on voit une caméra capable de filmer à la vitesse de la lumière c’est à dire à une vitesse de l’ordre du femto/s. Dans le clip, on voit la lumière avancer, c’est fascinant.
Si l’on parle de «nouvelles technologies», en quoi le cinéma est-il gagnant ?
Serge : Je suis stupéfié par la qualité des images, par la capacité de mémorisation des caméras actuelles. Je regrette, par contre, qu’il y ait un certain recul face aux batailles durement menées autrefois. (Par exemple, ne plus avoir de câble.) La disparition du câble pilotone, qui permettait la synchronisation entre la caméra et l’enregistreur, a été vécue au début des années soixante-dix comme une libération majeure. Nous l’avions testé sur le film « l’Acadie, l’Acadie » tourné en 1971. Pendant que Michel (Brault) tournait en plan large, je suivais un groupe d’étudiants qui remontait l’escalier central. C’était mon premier travelling sonore, indépendant de l’image, et qui a donné un souffle particulier au plan. Cette liberté du son existe pleinement dans le film et dans ceux qui ont suivi. On faisait des claps à distance. D’une certaine manière, si le son est libre, le film l’est aussi. Avec l’obligation de mettre le son sur une piste de la caméra-vidéo, finie la liberté : c’est le retour du câble entre le caméraman et le preneur de son, à moins bien sûr d’établir un lien par micro-radio, ce qui est un pis-aller…
Geoffroy : tu cites « l’Acadie, l’Acadie ». Vous tourniez en 16 mm parce que ça allait de soi. C’était l’outil tout à fait approprié pour un film comme celui-là mais imaginons que l’on tourne «l’Acadie, l’Acadie # 2 », quarante ans plus tard… Quelle serait alors ma caméra ? Et en supposant qu’on me laisse le choix – ce qui n’est plus du tout évident ! – l’éventail possible est immense. Est-ce que j’atteindrais la même liberté de langage ? On peut déjà mettre de côté ton travelling sonore en solitaire. Et si je choisis le meilleur standard, je tourne avec une Alexa. Elle pèse tout de même presque deux kilos de plus que la caméra que vous utilisiez et, vous, au bout de dix minutes (durée de la bobine de film), vous arrêtiez ! Pas moi car j’ai une carte mémoire qui me permet de tourner en continuité pendant 50 minutes ! Est-ce que la «chorégraphie» autour des personnages et de l’action sera la même ? J’en doute. La technologie a modifié le langage filmique. Les films ne sont plus les mêmes, pour le meilleur et pour le pire. Et si je choisis une caméra plus légère comme la F3 de Sony, le seul zoom possible coûte quatre fois le prix de la caméra (Fujinon 19/90mm) sinon je tourne avec des objectifs fixes ! Peut-on imaginer «l’Acadie, l’Acadie» avec des fixes ? C’est un non-sens. Alors on bricole. On prend des zooms photos, plus légers, mais qui ne sont pas du tout conçus pour ça : la mise au point est très délicate, les flares gênants etc…
Serge : mais nous aussi on bricolait ! Le métier, c’est d’abord du bricolage !
Geoffroy : peut-être mais vous pouviez bricoler directement avec les inventeurs de la caméra. Brault était en contact permanent avec Jean-Pierre Beauviala qui perfectionnait les caméras au fur et à mesure, ce qui a fini par donner l’Aäton.
Outre la technologie, qu’est-ce qui a changé dans la pratique du métier ?
Geoffroy : je dirais … Tourner sans aucun arrêt et, surtout, ne plus prendre le temps de voir les rushes !
Serge : oui, c’est vrai. Personnellement, c’est là que j’ai appris mon métier, en regardant les rushes, et j’ai bien dit : «regarder» ! Ça pouvait durer plusieurs jours, tous, dans la même salle. J’adorais ça. J’allais voir si les bons coups que j’avais fait passaient bien.
Geoffroy : et vous étiez payés pour ça…
Serge : non, pas du tout. Ça allait de soi. Toute l’équipe voyait les rushes. On en parlait. On rectifiait le tir. Je crois aussi sincèrement que le métier de preneur de son est aussi difficile qu’autrefois, «nouvelles technologies» ou pas. Il est toujours un peu «l’empêcheur de tourner en rond» sur un plateau de tournage. Celui qui a remarqué un bruit de fond gênant, celui qui n’est pas satisfait de la location, celui qui impose le silence etc… Il faut toujours une bonne dose de flegme, de patience et de bonne humeur.
Geoffroy : ce qui a peut-être aussi changé, c’est l’influence de l’économie sur la fabrication du film. Bien souvent, sur de petites productions documentaires, le réalisateur est aussi le producteur. Je crois alors que le contrôle du budget prend le pas sur la création collective telle que tu l’as connue.
Serge, Geoffroy était déjà sur les plateaux tout petit, dès l’âge de 5 ou 6 ans. Quand tu as compris qu’il souhaitait faire ce métier, qu’as-tu essayé de lui transmettre ?
Ce que j’ai apporté à Geoffroy je crois, c’est la culture des plateaux de tournage. C’est une façon d’être, une façon de se tenir. C’est du silence, de la concentration, de la vigilance, de la prévenance, je veux dire par là, la capacité d’anticiper ce qui peut arriver, que l’on soit en documentaire ou en fiction. Quand des visiteurs viennent sur un plateau, ils sont toujours étonnés par le silence et la discipline de l’équipe. C’est quelque chose d’indicible qui ne s’apprend pas en dehors des plateaux.
Geoffroy, que t’a apporté Serge dans l’exercice de son métier ?
J’ai développé une grande acuité au son, même si je suis essentiellement un visuel. J’ai l’avantage d’être vraiment à l’écoute de l’environnement sonore et je me sens proche des des preneurs de son. C’est un monde qui m’est familier. Sinon, depuis l’enfance, j’ai côtoyé de près la passion qui existe sur les plateaux. C’est infiniment précieux, ça m’a guidé.
Serge Beauchemin, filmographie
L’activité professionnelle de Serge Beauchemin couvre plus de quarante années de cinéma québécois. Les courbes de son abondante filmographie reflètent bien l’évolution du cinéma national. Du direct au long métrage de fiction, son expérience créatrice maintient ainsi un bel équilibre entre différents genres. Il a signé le son de cinquante-quatre longs-métrages (dont ceux de Denys Arcand, Jean-Claude Labrecque, Pierre Falardeau, Jean Beaudin, André Forcier, Léa Pool, Robert Favreau), de soixante documentaires parmi les plus importants du cinéma direct (Michel Brault, Pierre Perrault, Arthur Lamothe, André Gladu, Bernard Gosselin, Gilles Carle, Tahani Rached) sans compter les téléséries et les téléfilms.
Geoffroy Beauchemin, filmographie
Après avoir été assistant-caméra de Pierre Mignot, Geoffroy Beauchemin est aujourd’hui directeur de la photographie et cadreur sur longs-métrages. Il a signé de nombreux films dont Le compteur d’oiseaux de Bruno Boulianne, Les États-Unis d’Afrique – long métrage de Yanick Létourneau, La reine malade – long métrage de Pascal Sanchez et la série Manifestes en série de Hugo Latulippe. Geoffroy Beauchemin est aussi opérateur de prise de vues sous-marines (café de Flore, Saint-Martyr-des-Damnés, C.R.A.Z.Y.)